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Entretien

« Les Scop prouvent qu’un ouvrier, un artiste, une secrétaire peuvent gérer une entreprise »

11 min
Anne-Catherine Wagner Professeure de sociologie

Anne-Catherine Wagner est professeure de sociologie à l’Université Paris 1 et chercheuse au Centre européen de sociologie et de sciences politiques (CESSP). Elle a d’abord travaillé sur la mondialisation et ses élites ainsi que ses mécanismes de domination, puis sur le syndicalisme européen et la Confédération européenne des syndicats comme moyen de résistance à ces mécanismes.

Afin d’explorer d’autres formes de résistance, elle s’est intéressée aux Scop, les sociétés coopératives et participatives. Elle a publié en 2022 Coopérer. Les Scop et la fabrique de l’intérêt collectif, chez CNRS éditions. Elle y distingue notamment une génération historique de Scop ouvrières militantes d’une nouvelle génération de Scop dans les services, motivées par des projets à finalité éthique.

Pourquoi vous êtes-vous intéressée aux Scop ?

Anne-Catherine Wagner : J’ai beaucoup travaillé sur la mondialisation, les nouvelles formes de domination qu’elle implique, sur les mécanismes qui font que, toujours, le capital va au capital. Il y a certes des organisations syndicales, au niveau européen notamment, qui sont des moyens de résistance à ces mécanismes de domination. Mais face à la financiarisation des entreprises, les salariés sont le plus souvent démunis. Les centres de décision ont tendance à s’éloigner de leur lieu de travail. Et les organisations syndicales demeurent moins efficaces que les lobbies patronaux à Bruxelles.

« Les salariés doivent détenir au moins 50 % des parts sociales et 65 % des droits de vote qui s’organisent selon le principe "une personne, une voix" »

Les salariés sont ainsi soumis à des décisions sur lesquelles ils n’ont pas de prise : des usines parfaitement rentables sont arrêtées simplement parce qu’elles ne rapportent plus assez aux actionnaires ; des productions sont stoppées en dépit de leur utilité sociale ; on délocalise sans considération pour les conséquences sociales ou environnementales. J’ai alors cherché les alternatives à ces logiques purement financières de gestion et à la dépossession des salariés. Et j’ai découvert les Scop sur lesquelles je travaille depuis 2016.

Comment caractériser les Scop ?

A.-C. W. : Ce sont des structures où les salariés sont propriétaires de leur entreprise et partie-prenants dans la gouvernance de celle-ci. Ils doivent en effet détenir au moins 50 % des parts sociales et 65 % des droits de vote qui s’organisent selon le principe « une personne, une voix ».

Ce sont ceux qui travaillent qui prennent les décisions les concernant, notamment en se réunissant lors de l’AG annuelle. Celle-ci permet de valider les grandes orientations stratégiques et d’élire les dirigeants. Par ailleurs, les bénéfices sont obligatoirement partagés en trois parts : la « part entreprise » désigne les réserves impartageables, qui restent dans l’entreprise, que l’associé ne récupère pas à son départ ; la « part travail » est redistribuée aux salariés ; et la « part capital » rémunère les parts sociales des associés (c’est-à-dire aussi, en général, des salariés).

Cela change complètement le fonctionnement de l’entreprise puisque la propriété du capital est incarnée par les salariés. L’objectif de l’activité n’est pas de maximiser la valeur actionnariale, mais de servir l’intérêt collectif, la pérennité de l’entreprise et les emplois notamment.

Comment les Scop ont-elles évolué au cours de l’histoire ?

A.-C. W. : A l’origine, le sigle Scop correspondait à société coopérative ouvrière de production (depuis 2011, il signifie société coopérative et participative). Et de fait, l’histoire des Scop s’ancre dans celle des coopératives ouvrières au XIXe siècle, nées dans le milieu de l’artisanat très qualifié, sur le modèle d’une aristocratie ouvrière, très liée au syndicalisme.

Cette élite ouvrière souhaitait contrôler ses moyens de production. Et c’est ainsi que les projets de Scop ont d’abord essaimé, notamment avec des ouvriers qui se réunissaient pour reprendre des entreprises en difficulté. Les Scop sont nombreuses dans le bâtiment aussi.

« Le projet des Scop a évolué. Il s’agissait à l’origine d’un outil pour permettre aux ouvriers de reprendre le contrôle de la production. Il s’agit aujourd’hui souvent de changer la production elle-même »

Mais depuis les années 1990, on assiste à une diversification des types d’entreprises, avec beaucoup de créations ex-nihilo. Et même si, aujourd’hui, il y a encore beaucoup de Scop dans l’industrie ou dans le bâtiment, près de la moitié d’entre elles exercent dans les services. Cela se traduit par une diversification socioprofessionnelle, avec plus d’employés et de cadres, et aussi par une féminisation des effectifs.

Parallèlement, le projet des Scop a évolué. Il s’agissait à l’origine d’un outil pour permettre aux ouvriers de reprendre le contrôle de la production. Il s’agit aujourd’hui souvent de changer la production elle-même afin qu’elle respecte des critères sociaux et environnementaux, qu’elle soit en adéquation avec les valeurs des nouveaux coopérateurs. Beaucoup des Scop qui se créent sont dotées d’un projet éthique et veulent contribuer à l’intérêt général : ce sont par exemple des organismes d’insertion, des commerces bio, des sociétés de conseil en environnement, des services informatiques spécialisés en logiciel libre, etc. Les salariés veulent donner un sens à leur travail.

En partant des exemples que vous étudiez dans votre livre, vous dressez une typologie des Scop…

A.-C. W. : Il y a une très grande diversité des Scop. A partir des données d’ensemble, j’ai construit une typologie en croisant plusieurs critères. Le premier est la taille et le poids économique. Il y a de toutes petites structures, avec quelquefois seulement deux salariés associés, et de très grosses entreprises quelquefois multinationales, comme le groupe Up (ex Chèque déjeuner).

Le second critère est le type de projet coopératif : certaines Scop sont très militantes, ont un projet de transformation sociale ; d’autres sont plus pragmatiques et soucieuses avant tout de résultats économiques.

Pour analyser cette diversité des projets coopératifs, j’ai mené une enquête approfondie au sein de trois usines et j’ai réalisé une série d’entretiens et une enquête par questionnaire avec des gérants d’autres Scop, notamment dans les services.

Parmi les monographies que j’ai réalisées, on trouve l’entreprise Scop Ti qui produit des thés et des infusions. Ce sont des anciens de Fralib qui ont repris leur usine après près de quatre ans de lutte contre Unilever, deux occupations de l’usine, l’annulation de trois plans sociaux. Leur lutte a duré précisément 1336 jours ; ils ont d’ailleurs baptisé une de leurs marques 1336. Il s’agit d’un modèle de Scop très militante, nourrie par une grille d’analyse marxiste, avec un discours élaboré sur le droit des travailleurs sur leurs moyens de production. Ceux qui ont été à la pointe de la lutte ont ensuite joué un rôle important pour diriger celle-ci.

Très éloignée de Scop Ti, une autre entreprise que j’ai étudiée est une multinationale, une grosse entreprise de câbles qui compte plus de 1 000 salariés en France, et autant dans ses filiales de l’étranger. Même si elle appartient intégralement à ses salariés, il s’agit d’une structure bien hiérarchisée. On est loin des discours anticapitalistes : ici les salariés associés se définissent comme des « co-entrepreneurs », fiers des performances de leur entreprise.

« Le taux de pérennité à cinq ans des entreprises est en moyenne de 61 % ; dans les coopératives il est de 73 % »

Dans une autre PME où j’ai enquêté, ce sont des principes encore différents qui soudent le collectif. Il s’agit d’une entreprise qui, comme Scop Ti, s’est autonomisée d’une multinationale qui souhaitait se débarrasser de l’activité. Mais le projet de reprise a été portée par une alliance d’ouvriers syndiqués, de cadres intermédiaires et d’employés souvent non syndiqués, avec le soutien de la population locale et des élus locaux de tous bords politique. C’est ici l’attachement des salariés à une production assez complexe, qu’ils sont seuls à réaliser en France, la fierté de détenir un savoir-faire rare, et aussi la défense d’une usine du coin qui fonde l’assurance que l’entreprise doit appartenir à ceux qui en prennent soin.

Enfin dans d’autres Scop de services, engagées dans une cause, ce sont les valeurs morales portées par les salariés qui leur donnent le sentiment d’être les propriétaires légitimes de leur entreprise.

En quoi les Scop permettent-elles de repenser la propriété des entreprises ?

A.-C. W. : Le projet des Scop est très radical en ce sens que c’est celui qui travaille qui a les droits sur ce qu’il produit et sur la manière dont il produit. On est loin des grandes entreprises qui sont rachetées, vendues et où les décisions ne sont pas prises par rapport à la viabilité du projet. Les coopératives reposent sur l’idée que ce sont les travailleurs concernés qui sont les mieux placés pour prendre des décisions. Et de fait, ce sont des entreprises qui en moyenne fonctionnent mieux, font moins souvent faillite que les autres, créent plus d’emplois.

La Confédération générale des Scop fournit des chiffres qui le disent bien : le taux de pérennité à cinq ans des entreprises est en moyenne de 61 % ; dans les coopératives il est de 73 %. Parce que les salariés ne raisonnent pas en fonction des profits à court terme, mais sur le long terme ; ils font des choix d’investissements tournés vers la pérennité de l’entreprise. Ce sont leurs emplois qui sont en jeu.

Quand il y a une période difficile, ils vont accepter plusieurs années sans bénéfice et ne vont pas décider de vendre ou d’investir ailleurs comme le feraient des actionnaires extérieurs. Grâce au système de réserves impartageables, ce sont des entreprises qui peuvent faire face à des difficultés conjoncturelles, prendre le temps de réfléchir à des innovations ou des réorientations de la production. 

Y a-t-il une spécificité du recrutement des salariés dans les Scop ?

A.-C. W. : Cela dépend bien sûr du type de Scop. Dans les Scop très militantes, on demande aux nouveaux entrants d’adhérer aux valeurs portées. Mais dans de nombreuses Scop, notamment industrielles, les salariés ne découvrent que progressivement le principe de fonctionnement d’une coopérative.

Il y a toutefois souvent une sélectivité de fait. Ainsi, lors d’une reprise d’une entreprise en difficulté, certains salariés ne suivent pas. Par ailleurs, les écarts de salaires sont moindres dans les Scop. Celles-ci paient mieux les ouvriers et les employés que dans les entreprises traditionnelles et un peu moins les hauts cadres. On n’y trouve donc pas des personnes qui cherchent de très hauts salaires. Enfin, entrer dans une Scop suppose d’accepter d’autres manières de travailler, avec plus de temps de débats. Cela suppose d’être plus coopératif.

Les inégalités persistent dans les Scop. Comment sont-elles vécues ?

A.-C. W. : Les Scop reposent sur le principe de l’égalité entre les associés ; et elles cherchent aussi à réduire les inégalités de salaires ; elles pratiquent fortement la promotion interne. Néanmoins, il est vrai que les inégalités persistent, entre catégories professionnelles, et aussi entre hommes et femmes. Même dans les entreprises qui tentent d’avoir le fonctionnement le plus égalitaire, il y a des personnes – plutôt des cadres, plutôt des hommes, les plus anciens, les plus militants – qui prennent plus souvent la parole, qui sont plus écoutées.

« L’échelle des salaires, les hiérarchies dans le travail ne disparaissent pas, mais elles ne sont pas acceptées comme allant de soi dans les coopératives »

Ces inégalités ne sont pas toujours bien vécues. Elles sont d’autant plus difficilement acceptées qu’elles sont perçues comme un écart entre les principes et la réalité. Dans mes enquêtes, j’ai pu constater que les Scop sont aussi des lieux de contestation, de débats, de conflits parfois. Les AG peuvent être houleuses, les salariés ont beaucoup d’informations sur leur entreprise, ils tiennent à donner leur avis. Les choix des directions peuvent être contestés. L’échelle des salaires, les hiérarchies dans le travail ne disparaissent pas, mais elles ne sont pas acceptées comme allant de soi dans les coopératives.

Les Scop peuvent-elles changer le monde ?

A.-C. W. : Elles ne sont pas très nombreuses. Il n’y a que 3 000 Scop en France, qui regroupent 70 000 salariés. Elles sont en général de petite taille, puisque la moitié d’entre elles compte moins de sept salariés. Donc elles ne vont pas renverser le capitalisme.

Mais elles ouvrent un espace des possibles. Elles prouvent qu’un ouvrier, un artiste, une secrétaire peuvent gérer leur entreprise. Elles montrent qu’il y a d’autres manières de penser la place des travailleurs et qu’on peut donner la priorité à l’emploi. Elles proposent une construction en acte de la démocratie en entreprise. En cela, les Scop offrent des outils pour construire des alternatives. C’est une utopie concrète.

Propos recueillis par Naïri Nahapétian

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Commentaires (1)
VERSON THIERRY 22/08/2022
Il me semble important de développer des entreprises non capitalistes, mais reste le problème crucial du financement. Il me semble qu'il y aurait besoin d'une banque publique pour accompagner ces entreprises avec une préoccupation de leur intérêt pour la collectivité plus que du profit et du risque pour la banque;
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